Sommaire
Vous en avez assez de tourner encore et toujours dans votre tête les mêmes pensées angoissantes ? Vous voulez en finir avec un souvenir traumatisant ? Une nouvelle méthode fait ses preuves : s’entraîner à chasser ces pensées de son esprit à chaque fois qu’elles se présentent.
Au sommaire:
- La « suppression cognitive» consiste à chasser volontairement de sa conscience les pensées qui nous tourmentent.
- Contrairement à ce qu’on a longtemps supposé, les pensées ainsi refoulées ne reviennent pas forcément à la charge.
- Selon des données scientifiques récentes, les ruminations diminuent et l’on se porte mieux.
Zulkayda Mamat est une habituée des souvenirs traumatiques. D’origine ouigoure, elle a quitté la Chine à l’âge de 12 ans à la suite d’une révolte dans la région du Turkestan oriental, où vit toujours la plus grande partie de sa famille. Plus d’un million de Ouïgours ont été détenus de manière arbitraire dans des camps et prisons d’«éducation politique », comme on les appelle.
«Je connais des personnes dans ces camps. J’ai vu des familles se briser, des vies modifiées en profondeur »,
relate avec émotion la jeune femme, qui vient tout juste d’obtenir un doctorat en neurosciences cognitives à l’université de Cambridge.
Au fil des années, la chercheuse a observé comment les plus résilients des Ouïgours réussissaient à surmonter leur traumatisme. Leur solution semble simple: ils chassent de leur esprit leurs plus mauvais souvenirs. Zulkayda Mamat elle-même est douée pour cet exercice. «C’est presque intuitif pour moi de contrôler mes pensées», explique-t-elle.
Supprimer ses pensées négatives pourrait pourtant s’avérer contre-productif, selon de nombreux psychologues cliniciens: après un temps, elles reprendraient de plus bel et conduiraient à aggraver la santé mentale de la personne. La psychanalyse propose donc, plutôt que de bloquer ces idées noires, d’en chercher l’origine et la signification même quand elles ont été enfouies au plus profond de notre esprit.
La neuroscientifique Zulkayda Mamat apporte néanmoins aujourd’hui des données qui confortent son intuition. Dans son article publié le 20 septembre 2023 dans la revue Science Advances, elle et son directeur de thèse, Michael Anderson, chercheur en neurosciences cognitives à l’université de Cambridge, démontrent que la santé mentale des participants à cette étude dont la majorité présentaient des troubles mentaux s’améliore après qu’ils ont été entraînés à supprimer leurs pensées négatives.
«Faire disparaître ses idées noires, bien loin de représenter un danger, semble au contraire bénéfique, en particulier pour celles et ceux qui en ont le plus besoin: les personnes souffrant de dépression, d’anxiété ou de stress post-traumatique», déclare Michael Anderson.
Leurs travaux remettent ainsi en question le présupposé selon lequel les individus souffrant de troubles mentaux seraient incapables de chasser leurs mauvaises pensées. Selon Zulkayda Mamat, ce n’est pas le cas, bien au contraire.
«La majorité des personnes prises en compte par notre étude qu’elles aient ou non un problème de santé mentale ont été surprises de constater qu’elles pouvaient apprendre à réduire au à silence certaines de leurs pensées indésirables.»
Cette technique présente des similitudes avec les thérapies comportementales classiques, explique Charan Ranganath, chercheur en psychologie et neurosciences à l’université de Californie.
Dans les deux cas, les patients sont confrontés à des situations ou des éléments qui provoquent chez eux un sentiment de peur ou d’anxiété. Comme le fait d’être placé face au vide pour quelqu’un qui a le vertige. L’objectif est alors d’apprendre à inhiber ces réactions de peur. La nouveauté de cette approche ? Le patient apprend à stopper l’irruption de ses propres pensées négatives.
«Le simple fait de dire au sujet de bloquer ces pensées est suffisant en soi. Il s’agit d’un fait étonnant qui pourrait être utile dans de nombreuses thérapies», ajoute le chercheur.
L’OURS BLANC NE REVIENT PAS AU GALOP
Un tel discours contraste avec la vision conventionnelle selon laquelle il serait inefficace, voire dangereux, de vouloir chasser volontairement ses idées noires. Dans les années 1980, le psychologue américain Daniel Wegner, de
l’université Harvard, a popularisé cette idée grâce à sa célèbre «expérience de l’ours blanc». Celle-ci était menée sur deux groupes de sujets, le premier ayant pour consigne de penser à un ours blanc et le second, de ne surtout pas y penser. Résultat: ayant reçu ces instructions, les sujets du second groupe pensaient encore plus que les premiers à un ours blanc.
Le psychologue en a conclu que lorsqu’on essaie de ne pas penser à quelque chose, c’est l’inverse qui se produit: la pensée de cette chose revient encore plus fort, par «effet rebond», Ces observations ont eu une influence considérable en psychologie clinique.
Mais, depuis maintenant deux décennies, les travaux de Michael Anderson et son équipe suggèrent que, pour les souvenirs négatifs, il n’y a pas forcément d’effet rebond, et s’efforcer de les tenir à distance permettrait efficacement de les estomper, et donc de les rendre moins pénibles.
Leurs expériences ont pour objectif d’être au plus près de la réalité, où les gens sont souvent exposés à des situations qui à leur rappellent des scènes angoissantes vécues, et où ils ont le choix de s’y attarder ou non.
Jusqu’à présent, Michael Anderson n’avait pas encore eu l’occasion de tester l’efficacité de cette approche, qu’il appelle «suppression de la récupération», en tant que thérapie à grande échelle. à Notamment au prétexte que les personnes atteintes de troubles mentaux a priori les plus à même de bénéficier de cette thérapie seraient incapables de suivre cette méthode en raison d’un fonctionnement cérébral différent.
Bien que certaines données confirment cette idée, Zulkayda Mamat n’en est pas convaincue. Elle pense que n’importe qui peut être capable d’apprendre à maîtriser ses pensées si on lui montre comment s’y prendre.
La nouveauté de cette approche tient au fait que le patient apprend à bloquer l’irruption propres pensées indésirables.
L’ANXIÉTÉ BAISSE
En mars 2020, elle souhaite en avoir le cœur net. Seul problème: en cette période, le Covid interrompt toutes les recherches en cours, y compris le projet d’imagerie cérébrale que la neuroscientifique entend mener à bien. Elle propose alors à son directeur de thèse de tester cette thérapie de «suppression» en ligne, sur internet.
D’autant plus que le Covid et ses multiples confinements ont engendré une forte vague d’anxiété, de dépression et de nombreux autres problèmes de santé mentale sur la population.
Elle lance alors un vaste appel aux participants. N’importe quel adulte anglophone peut se porter volontaire à condition de ne pas être daltonien, de ne pas souffrir de troubles neurologiques et de ne pas avoir de difficultés de lecture. 120 personnes issues de 16 pays différents répondent à cet appel. Parmi ces volontaires, un grand nombre rencontrent des problèmes de santé mentale.
43 % présentent des niveaux d’anxiété cliniquement préoccupants, 18 % des symptômes dépressifs importants et 24% un trouble probable de stress post-traumatique (TSPT).
Avant de commencer la thérapie, la chercheuse demande aux participants de citer quelques événements négatifs par exemple, des faits à venir qu’ils redoutent de voir arriver, mais aussi d’autres neutres comme des tâches et activités routinières et des événements positifs, tels des espoirs prochains qui apportent au sujet joie et excitation.
Pour chacun de ces événements, le participant doit fournir un indice, c’est-à-dire un mot qui s’y réfère spécifiquement (comme «hôpital» pour «Covid»). Avant de commencer le test, les chercheurs mesurent enfin le niveau d’anxiété, de dépression et de bien-être des participants.
L’expérimentation proprement dite a ensuite pu commencer. Elle a consisté à exposer, douze fois par jour et pendant trois jours, 61 des participants à des indices qui correspondaient à leurs peurs futures. Pour reprendre l’exemple précédent, une personne inquiète que ses parents soient hospitalisés à cause du Covid avait pour indice le mot «hôpital».
Au cours de leur entraînement, les sujets avaient pour consigne de se rappeler l’événement relié à l’indice pendant quelques secondes, puis de bloquer toutes les pensées ou images qui pouvaient s’y rapporter. Si jamais une pensée leur venait à ce sujet, ils devaient la chasser immédiatement de leur conscience et reporter leur attention sur l’indice.
En outre, ils avaient interdiction de penser à autre chose qui aurait pu les distraire, les chercheurs souhaitant démontrer l’efficacité de la «suppression des pensées» et non d’une stratégie de «remplacement».
Un groupe contrôle de 59 personnes a suivi le même entraînement, à la différence que les indices se rapportaient cette fois à des événements neutres. L’indice «opticien» leur était par exemple présenté, se référant à l’événement neutre d’une visite chez l’opticien. À la fin de ces entraînements, la santé mentale et le bien-être des sujets étaient à nouveau testés.
Comme les chercheurs s’y attendaient, la suppression des pensées négatives a réduit l’intensité des peurs des participants. Ils se sont souvenus de manière moins détaillée des événements concernés que d’événements n’ayant fait l’objet d’aucune consigne spécifique.
Autrement dit, lorsque les patients bloquaient leurs pensées, les souvenirs concernés s’estompaient ! Mieux encore: ceux qui avaient repoussé leurs pensées relatives aux souvenirs négatifs ont vu leur santé mentale s’améliorer, bien plus que les participants du groupe témoin.
Les niveaux d’anxiété et de dépression mesurés étaient à la baisse, à l’inverse du niveau de bien-être qui a quant à lui augmenté. «Cet entraînement semble permettre aux patients de stopper le déferlement de pensées négatives», énonce Charan Ranganath.
S’ENTRAÎNER À NE PLUS Y PENSER, ÇA FONCTIONNE!
Supprimer ses pensées négatives est donc bénéfique, mais peut-on obtenir le même effet en engendrant plus d’images positives? Pour le savoir, les scientifiques ont mis sur pied une expérience complémentaire. Cette fois, les participants, exposés à des indices relatifs à des événements positifs ou neutres, ont eu pour consigne, à l’inverse de la première expérience, de créer des pensées positives ou neutres.
À la grande surprise, les expérimentateurs constatèrent que cela n’eut aucun effet bénéfique sur la santé mentale des sujets. Produire des pensées positives serait donc bien moins efficace que bloquer ses pensées négatives, selon Michael Anderson.
Par ailleurs, les chercheurs ont démontré qu’avec cette approche de «suppression de pensées», celles-ci ne refont pas surface, contrairement à ce que laissaient penser les expériences sur l’ours blanc du psychologue Daniel Wegner.
Et, quand bien même l’anxiété ou la dépression de certains sujets se seraient aggravées chez certaines personnes après la thérapie, ces cas étaient moins nombreux dans le groupe de «suppression négative» que chez les sujets qui bloquaient les pensées neutres. Pour Charan Ranganath, la qualité méthodologique de cette étude a permis de démontrer que cette thérapie de «suppression» n’avait pas d’effets indésirables.
Trois mois après le début de l’étude, les scores de dépression ont continué à baisser pour l’ensemble du groupe. Toutefois, en ce qui concerne les mesures de l’anxiété et de l’état de stress posttraumatique, les effets bénéfiques de la thérapie n’ont été mesurés que pour les personnes qui étaient déprimées, anxieuses ou qui présentaient des signes d’état de stress post-traumatique au début de l’étude. «Les sujets qui souffraient d’un mal-être avant que la thérapie ne commence ont montré des résultats positifs constants», expose Michael Anderson.
Il semble d’ailleurs que plus une personne présentait des symptômes anxieux ou dépressifs, plus elle était susceptible d’utiliser la technique de suppression des pensées négatives après la formation les chercheurs n’y avaient pourtant pas invité les sujets après la période de formation de trois jours.
Parmi les individus souffrant probablement d’un syndrome de stress posttraumatique, par exemple, 82% ont réduit leur niveau d’anxiété et 63% ont déclaré que leur humeur s’est améliorée. Ces changements, les participants les ont justement attribués à la thérapie de suppression qu’ils ont jugée utile.
«Ce sont ces personnes qui ont constaté à quel point la suppression pouvait leur être bénéfique », relève le chercheur.
Les sujets ont également indiqué que la formation avait amélioré leur capacité à chasser de leur esprit certaines de leurs pensées; à la fin des trois jours d’entraînement, ils ont évalué leur compétence comme étant bien plus élevée qu’au premier jour. Les trois quarts ont ainsi déclaré avoir été surpris par leur nouvelle faculté : «Je ne parvenais pas à croire que cela pouvait être aussi efficace. J’ai vraiment constaté à quel point mon cerveau était puissant», commente l’un d’eux.
La validité de cette technique nécessite donc encore un essai clinique contrôlé et randomisé avec plusieurs centaines de participants, ce que Michael Anderson envisage de faire. Zulkayda Mamat a d’ores et déjà mis au point une application pour smartphone qui pourrait être exploitée dans le cadre d’une telle expérience, et qui, elle l’espère, sera un jour disponible pour une utilisation généralisée.
Pour sa part, la jeune neuroscientifique ressort grandie de cette expérience. Au cours de son étude, elle a appris à connaître chacun des participants, en leur parlant à distance pendant des heures depuis son appartement. L’un d’eux a fondu en larmes en lui confiant que cette expérience avait changé sa vie. Un autre a décrit la «suppression » comme un « superpouvoir» et souhaite l’enseigner à ses enfants…