La société fondée par le milliardaire technophile a inséré sa première puce dans un cerveau humain. Pour l’instant, elle capte des courants électriques produits par les neurones…
La personne la plus riche de la planète a franchi une nouvelle étape vers la commercialisation d’une interface cérébrale. Neuralink, la start-up d’Elon Musk spécialisée dans les sciences du cerveau, a annoncé l’implantation réussie d’un dispositif dans le cerveau d’un être humain.
Le receveur «se rétablit bien », a écrit Musk sur sa plateforme de médias sociaux X (anciennement Twitter) le 22 janvier, ajoutant que les premiers résultats révélaient
« une détection prometteuse des impulsions électriques émises par les neurones ».
Chaque dispositif sans fil Neuralink contient une puce et des réseaux d’électrodes composés de plus de 1 000 conducteurs souples et ultrafins qu’un robot chirurgical introduit dans le cortex cérébral. Les électrodes sont conçues pour enregistrer l’activité cérébrale liée au mouvement, comme le fait de vouloir lever le bras, ou serrer la main.
Dans la vision de Musk, une application finira par traduire ces signaux pour déplacer un curseur ou produire du texte en bref, elle permettra de piloter des ordinateurs par la pensée.
«Imaginez que Stephen Hawking ait pu communiquer plus rapidement qu’un dactylo rapide ou qu’un commissaire-priseur. C’est l’objectif»,
a-t-il écrit à propos du premier produit de Neuralink, qu’il a baptisé Telepathy.
2023, ANNÉE CHARNIÈRE POUR NEURALINK
L’Agence américaine du médicament, la Food and Drug Administration, a approuvé les essais cliniques de Neuralink sur l’homme en mai 2023. En septembre dernier, la société a annoncé qu’elle ouvrait les inscriptions à sa première étude aux personnes atteintes de tétraplégie.
L’annonce du 22 janvier n’a donc pas pris les neuroscientifiques au dépourvu. «Musk avait dit qu’il allait le faire», rappelle John Donoghue, expert en interfaces cerveau-ordinateur à l’université Brown, aux États-Unis. «Il avait effectué les travaux préliminaires, s’appuyant sur les recherches y d’autres experts, y compris sur ce que nous avions réalisé au début des années 2000.» Les ambitions initiales de Neuralink, que Musk a exprimées lorsqu’il a fondé l’entreprise en 2016,
consistaient notamment à mailler littéralement le cerveau humain par des capteurs répartis à sa surface et reliés à des dispositifs d’intelligence artificielle. Ses objectifs plus immédiats semblent déjà correspondre à ce que peuvent faire les claviers neuronaux et autres dispositifs que les personnes paralysées utilisent à ce jour pour commander des ordinateurs.
Les méthodes et la rapidité avec lesquelles Neuralink a poursuivi ces objectifs ont toutefois donné lieu à des enquêtes fédérales sur des animaux de laboratoire morts et sur le transport de matières dangereuses.
Musk a l’habitude de faire de grandes annonces sans forcément livrer beaucoup de détails, note Ryan Merkley, directeur de la défense de la recherche au Physicians Committee for Responsible Medicine (Comité des médecins pour une médecine responsable).
«C’est peut-être l’exemple le plus frappant de ce style de communication, car aucune information n’est disponible sur la personne qui a reçu l’implant ou sur son état de santé, souligne-t-il. Or parler de succès à propos d’une opération de ce type dépend en grande partie de la maladie dont est atteint le patient.»
6 QUESTIONS À JOHN DONOGHUE. EXPERT EN INTERFACES CERVEAUORDINATEUR À L’UNIVERSITÉ BROWN, AUX ÉTATS-UNIS
Lorsqu’il a évoqué les premiers résultats de cette opération, Elon Musk a utilisé l’expression «détection prometteuse des impulsions neuronales ». Qu’est-ce que cela signifie ?
Je dois d’abord dire qu’en tant que scientifique, on ne peut rien commenter tant qu’on n’a pas en main d’article dûment publié. Mais ces termes signifient, de façon générale, que le cerveau émet des potentiels d’action, c’est-à-dire des impulsions électriques émises par ses cellules nerveuses, et que la sonde implantée au patient est en mesure de détecter et enregistrer certains d’entre eux.
Mais je préfère ne pas me faire une idée trop précise, à ce stade, de ce que cela signifie réellement. Il faut que je puisse voir les données. Or les entreprises privées à but commercial ne communiquent sur ce plan qu’au coup par coup.
Etes-vous préoccupé par la manière dont les informations récentes sur cet essai ont été diffusées au compte-gouttes sur une plateforme de réseaux sociaux ou par d’autres aspects de la manière dont la recherche a été communiquée aux scientifiques ou au public?
Je n’aime pas particulièrement cela, mais je ne veux pas exagérer cet aspect du problème. Ils sont en droit d’annoncer qu’ils ont réalisé un implant qui marche. Après, je ne pense pas qu’ils veuillent aller plus loin ou expliquer ce que signifient leurs résultats.
D’après vous, que peut apporter Neuralink de plus que vos recherches et celles d’autres scientifiques? Citons par exemple vos travaux visant à permettre à un participant de déplacer par la pensée le curseur d’un ordinateur sur un écran. Neuralink a-t-il la possibilité de faire quelque chose de différent?
Il s’agit d’une entreprise commerciale, n’est-ce pas? Elle veut un produit. Lorsque j’ai commencé, j’ai fondé une société appelée Cyberkinetics, mais elle est arrivée trop tôt sur le créneau. [Elle a été rachetée en 2008 par un géant du domaine, Blackrock Neurotech]. Nous n’avions ni les connaissances, ni l’argent. Aujourd’hui, nous avons les connaissances, Musk a mis les fonds. Résultat, une société dotée d’environ 100 millions de dollars d’investissements.
Qu’a fait Musk? Outre l’apport financier, il a réuni toutes les connaissances que ce domaine de recherches a développées. Et on ne parle pas seulement de recherches effectuées par nous, mais aussi par de nombreux autres acteurs du milieu, notamment des spécialistes des sciences fondamentales qui ont compris le fonctionnement de la partie du cerveau qui pilote nos mouvements, le cortex moteur.
Notre équipe en fait partie, mais il faut aussi citer Apostolos Georgopoulos, à l’université du Minnesota, Andy Schwartz, à Pittsburgh tous ces gens ont construit une base. Il a pu utiliser toutes ces connaissances et investir l’argent nécessaire pour créer un type de produit qui, maintenant, pourrait être commercialisé. Même si c’est ce point qui reste à déterminer. Je suis très heureux de voir qu’à l’arrivée cela pourrait déboucher sur un produit commercial capable d’apporter une aide aux personnes qui en ont besoin.
En ce qui concerne l’approche de Neuralink, qu’y a-t-il de nouveau dans le fait qu’une puce communique sans fil avec un dispositif, par rapport à d’autres démonstrations de principe en laboratoire? Les implants précédents ont capté les signaux de neurones individuels, mais cela pourrait nécessiter des câbles pour transmettre la grande quantité de données impliquées.
Il s’agit d’une étape importante pour que tout le dispositif soit logé à l’intérieur de la boîte crânienne du receveur. Le problème est qu’il s’agit de transmettre du cerveau vers l’IA une grande quantité d’informations. Et les chercheurs ont trouvé une solution plus pratique que ce que je pensais.
Mon objectif à moi était d’obtenir ce qu’on appelle une «bande passante complète», avec un taux d’information élevé. Mais eux utilisent une simple connexion Bluetooth, qui transmet une fraction tronquée des informations. Et pourtant, cela suffit apparemment pour pouvoir piloter des dispositifs connectés.
Musk a réuni toutes les connaissances accumulées dans ce domaine de recherche. Et il y a injecté des fonds.
Avec les informations qu’ils extraient du cerveau, leurs équipes ne sont pas en mesure de distinguer l’activité de chaque neurone individuellement. Ils prennent une activité globale, cela mélange un peu les contributions des différentes cellules nerveuses, car la bande passante ne leur permet pas de tout trier.
Mais cela fonctionne. Après cette annonce, s’est-on réellement rapproché des objectifs mirifiques annoncés par Musk? Il parlait de rendre la vue aux aveugles et la mobilité aux personnes handicapées, et évoquait même un scénario fou de fusion avec l’IA…
Quelqu’un a posé exactement ce genre de question à mon étudiant Ed Maynard, le bio-ingénieur, en 1999. Il avait alors répondu: «Nos objectifs sont modestes : nous voulons permettre aux aveugles de voir, aux paralysés de bouger et aux sourds d’entendre à nouveau.» C’est donc une vieille rengaine qui circule depuis vingt-cinq ans. On avance à un rythme inégal, mais tout de même.
Le fait est qu’il faut être prudent. Si l’on parle de restaurer des entrées sensorielles, comme la vision, cela nécessite d’appliquer des stimulations électriques à l’intérieur du cerveau. Et là, c’est un jeu complètement différent. Il ne s’agit plus d’enregistrer des cellules individuelles, mais de les stimuler.
Or, pour autant que je sache, il n’y a pas la moindre preuve de l’utilisation de ce dispositif pour créer des systèmes sensoriels de quelque manière que ce soit. C’est un tout autre projet. On pourrait dire: «Notre technique permet de construire une voiture. Est-ce qu’elle permettrait de faire avancer un bateau ? » Qui sait ? Peut-être est-ce possible.
En fait, il faudrait que les responsables de Neuralink décrivent ce qu’ils pensent être les étapes à suivre. Peut-on placer des électrodes dans le cerveau ? Oui. Peuvent-elles y rester? Oui. Peut-on les stimuler? Je ne sais pas. Elles sont supposées pouvoir le faire, mais on ne sait pas.
Et puis, peut-on les stimuler d’une manière telle que cela recrée la capacité de vision ? À ce jour, il s’est avéré très difficile de recréer des images visuelles cohérentes en introduisant des électrodes dans le cerveau.
Y a-t-il des limites à ce qu’une interface cerveau-ordinateur peut offrir? La motivation de Musk est-elle dépassée?
Pouvons-nous encore rêver de ce dont les gens parlaient il y a vingt-cinq ans?
Le propre de la science, c’est qu’on ne sait jamais ce qu’il y a au coin de la rue. Avez-vous vu le film Oppenheimer? Au moment où les physiciens ont envisagé de construire la première bombe atomique, ils ne savaient pas avec une certitude absolue ce qui allait se passer.
Ils faisaient face à deux éventualités. Soit une gigantesque détonation, soit la destruction de la Terre si jamais l’explosion devenait une réaction en chaîne, se propageait à toute l’atmosphère terrestre. Aujourd’hui, nous ne savons pas non plus exactement où cela peut nous mener avec le cerveau.
Il y a beaucoup de choses qui se sont produites ces dernières années et que je n’aurais jamais prédites. L’utilisation de la communication est bien meilleure que je ne l’imaginais. Sur le plan de la pure ingénierie, une des questions déterminantes sera d’obtenir un amplificateur à faible consommation d’énergie beaucoup plus petit et doté d’une plus grande largeur de bande.
Personnellement, je pense que nous allons y arriver, mais vous ne parlez pas à un expert dans ce domaine. Il me semble que les capacités de l’électronique ne cessent de s’améliorer. Ce ne seront sans doute pas des difficultés insurmontables pour les ingénieurs.
En revanche, d’autres obstacles seront peut-être plus difficiles à franchir. Il s’agit de questions scientifiques qui tiennent au fonctionnement du cerveau, et pour lesquelles nous n’avons pas à ce jour de réponse, tant que nous n’avons pas fait d’expériences.